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C’était au mois de juin, et je venais juste d’avoir quinze ans. Mes parents recevaient tous les dimanches le curé du village, pour un déjeuner au cours duquel mon père posait inévitablement au pauvre ecclésiastique des questions philosophiques si compliquées que parfois la difficulté d’y répondre avec clarté l’embarrassait au point de l’empêcher de jouir pleinement de la gourmandise qu’il ne cachait pas pour le sublime art culinaire de ma mère. A la fin du déjeuner, nous étions rejoints par la curatrice du prélat qui venait le chercher pour le reconduire à la cure, mais qui dans une sorte de protocole compliqué, était d’abord invitée à partager le dessert que ma mère venait de déposer sur la table. On aurait pu penser qu’il s’agissait là d’un pur hasard de circonstances, mais de fait comme le déjeuner s’achevait toujours autour de trois heures, le dessert était ponctuellement servi à trois heures et demies, ce qui permettait à Louise, car tel était son nom, de se trouver à table pour le dessert . La pauvre femme rougissait toujours mais finissait par accepter que l’on rajoutât un couvert pour elle, et bien que confuse, trinquait avec un verre de muscat.

Or par ce beau dimanche du mois juin de mes quinze ans, notre tablée se trouva considérablement élargie, car ma mère recevait en plus de l’abbé, une grande partie de la famille parisienne de mon père. Sa sœur, Anna, artiste peintre, mariée à un diplomate, était arrivée quelques jours auparavant et avait campé son chevalet sur les hauteurs de Saint Aubert du Vallon pour en croquer les moindres détails et surtout pour en extraire, ce qu’elle appelait l’encre de la lumière. Jean, son cadet était arrivé le matin même par la gare de Saintes-lès-Beaumes, avec sa femme Vera, et ses trois enfants, dont deux étaient mes aînés de deux et trois ans. Enfin s’était jointe à notre famille proche, une sœur de mon grand père, Brigitte, qui vivait sur ses terres, à quelque distance de chez nous.

Dès le matin, une effervescence inhabituelle régnait dans toute la maison. De la cuisine à la tonnelle où, Natacha, notre vieille bonne, dressait la table, on entendait des messes basses et des éclats d’impatience, comme si le ciel allait tomber en mille morceaux dans le rôti au pruneau ou sur la nappe de lin blanc brodée, que les oiseaux menaçaient sans cesse de leur indécence. On m’avait prié de me tenir prêt pour dix heures et de partir à l’église en compagnie de mes cousins pour rejoindre Tante Brigitte. Mon impatience pendant l’office était difficile à cacher et lorsque je pris la communion, je ne pus m’empêcher de glisser au père : « c’est un rôti de veau au pruneau ». Le pauvre homme bredouilla le Corpus Christi d’une voix si chevrotante que j’eus honte de mon indiscrétion. L’office achevé, nous passâmes chez le boulanger pour nous charger de deux belles miches de pain et d’une longue fougasse.

Lorsque nous arrivâmes, ma mère, rayonnante dans une robe de mousseline bleu, nous plaça autour de la table et dans un brouhaha de rires et de petites chansons, nous attendîmes l’arrivée du Père Norbert, dont le siège vide partageait la table en deux clans. Il se présenta quelques minutes plus tard, un peu essoufflé et s’installa confortablement. Le benecite récité, ma mère fit servir sur des assiettes en barbotine de couleurs vives des asperges tièdes couchées sur une tranche de saumon fumé que de fines lamelles d’amande grillées parsemaient de leurs petits copeaux caramélisés. Mon père commença à taquiner l’abbé en lui demandant si la racine du mot asparagus était à mettre en rapport avec les peuples de l’Asie mineure dont Tite Live parlait dans ces livres sur la deuxième guerre macédonienne. Personne ne remarqua l’Abbé rougir. Mon oncle servait un vin blanc des Deux Sèvres, Vera parlait fort de mes cousins, Anna rêvait en touchant les assiettes en barbotine, et je me réjouissais à l’idée de savourer le brouillis aux œufs et aux truffes noires. Natacha le servit, après les asperges, dans des petits ramequins en cristal. Une feuille d’oseille fraiche embaumait le trésor. Dès que nous eûmes achevés le brouillis de truffes, Anna sortit de sa rêverie pour demander au père Robert si Sainte Geneviève était connue pour avoir des yeux gris. Le pauvre homme laissa peser le silence sur la table jusqu’à l’arrivée du rôti de veau aux pruneaux dont le parfum emplissait toute la tonnelle d’une délicieuse sensation de richesse et de bien-être. La farce aux girolles et au chou rouge, nous fit tous saliver. Autour de chaque tranche de rôti un lit d’épinards frais, de petits navets et de pruneaux fourrés au foie gras fut délicatement étendu entre chaque tranche par Natacha dont le souffle violent et saccadé nous amusait tous. Nous la disions née d’une princesse russe et d’un dragon. Mon oncle servit du vin de Bourgogne, et pendant quelque longues minutes, personne n’exprima d’opinion autre que par des râles de plaisirs. Ma mère triomphait de joie. Lorsque Natacha desservit, il était déjà trois heures passées. Ma mère nous permit de quitter la table jusqu’à l’arrivée de Louise. A trois heures et demie, la clochette de la porte du jardin sonna et elle entra. Natacha rajouta un couvert, et la curatrice, rougissant comme d’habitude prit place proche de l’abbé. De longues minutes de papotages s’ensuivirent et enfin, on vit arriver le dessert sur un plateau en argent : un soufflé à l’orange, garni d’une crème à la menthe fraiche et piqué d’une pluie de groseilles. Tout le monde applaudit et on entendit Louise murmurer : Jésus, Marie, Joseph…Natacha découpa la merveille pour nous la servir sur de petites assiettes où de charmantes figures de la mythologie grecque racontaient les plus célèbres légendes de l’antiquité. La mienne figurait Ariane à Naxos, ce qui fit finement triompher l’abbé de mon père, lorsqu’il commenta sans aucune malignité qu’Ariadne auf Naxos était bien l’opéra de Richard Strauss qu’il préférait, parce qu’il y retrouvait le charme de l’antiquité et la divinité du génie juif. Après le café et les sucreries, les enfants quittèrent la table pour laisser les hommes de la famille fumer leur cigare et les femmes entourer l’abbé de leurs tendres attentions.

Vers cinq heures, le portail du jardin grinçant nous annonça le départ imminent du saint homme et de sa curatrice, que nous allâmes saluer en courant. Le soleil commençait à se faner, et petit à petit le jardin retrouva ce suave silence dont les piaillements d’hirondelles picoraient la douceur.

Ce dimanche de juin de mes quinze ans fut le dernier que je passais en famille, mes parents devant perdre la vie dans un accident au cours du mois de décembre qui s’ensuivit. Pourtant aujourd’hui encore, leur souvenir est inséparable du plaisir que me donna ce déjeuner au jardin, et si je ferme fort les yeux je peux les retrouver riant autour de cette si belle table sous la tonnelle.

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